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REMARQUES SUR L'APOCALYPSE

REMARQUES SUR L'APOCALYPSE

La tradition attribue l'Apocalypse à l'apôtre Jean. Cette attribu­tion est gratuite et invraisemblable. Elle est gratuite, car le nom de Jean était fréquent chez les Juifs. Il y avait probablement des cen­taines de Jean et rien n'indique que celui de l'Apocalypse ait jamais vu Jésus. Elle est invraisemblable parce que: 1) l'apôtre Jean était illettré (agrammatos, Actes IV 13) et ne pouvait pas écrire un livre; 2) il était ignorant (idiotes, ibid.) et vraisemblablement parlait araméen et ne savait pas le grec; 3) il était un pauvre pêcheur galiléen et n'aurait pas été exilé à Patmos, car selon la loi romaine les citoyens condamnés étaient exilés dans les îles ou décapités, tandis que les sujets sans droit de cité étaient battus de verges ou crucifiés. Enfin notre Jean mentionne les Douze Apôtres (Apoc. XXI 14) dans une phrase qui montre qu'il n'est pas l'un d'eux.
L'Apocalypse décrit plusieurs visions. Mais les auteurs n'étaient ni fous ni hallucinés. Au contraire ils montrent un talent littéraire et un art consommé dans la structure de ce livre et dans les des­criptions. Les visions sont un artifice habituel chez les apocalyptistes.
Dans l'Apocalypse Jésus paraît être représenté tantôt sous la figure d'un Agneau immolé (Apoc. V 6, 8, 12, 13, VI 1, 16, VII 9, 10, 14, 17, XII 11, XIII 8, 11, XIV 1, 4, 10, XV 3, XVII 14, XIX 7,9, XXI 9, 14, 22, 23, 27, XXII 1), tantôt comme un Lion vivant (Apoc. V 5), tantôt comme un enfant nouveau-né (Apoc. XII 5, 13) tantôt comme un homme à cheval (Apoc. XIX 11-16, 19). Il est impossible qu'un même écrivain ait composé toutes ces images disparates pour sym­boliser la même personne. Il est vrai que les apocalyptistes puisent leurs images à différentes sources. Dante Alighieri dans sa Divine Comédie, qui est une sorte d'apocalypse, puise ses images dans la Bible, dans Virgile, dans Ovide, dans Lucain, etc... Mais il les concilie dans un ensemble cohérent. Or c'est la cohérence qui man­que à l'Apocalypse de Jean. Il faut donc supposer une pluralité d'écri­vains (auteurs et interpolateurs) ou bien une pluralité de person­nages symbolisés.
Aux symboles susmentionnés il faut ajouter l'usage des noms Jésus (Apoc. XII 17, XVI 2, 12, XVII 6, XIX 10, XX 4, XXII 16, 20), Christ (XI 15, XII 10, XX 6, 4), Jésus-Christ (Apoc. I, 9) et Seigneur (Apoc. XI 8).
La partie la plus ancienne de notre livre est celle où Jésus est symbolisé par un Agneau et que l'on peut appeler «La Vision de l'Agneau ». Tâchons d'en établir la date:
1)Jérusalem est envahie par les Païens, mais le Temple n'a pas encore été occupé ou détruit par eux (Apoc. XI, 1-2).
2)L'auteur prédit que les Païens fouleront aux pieds la ville sainte pendant 42 mois ou 1.260 jours (Apoc. XI 2-3, XII 6, 14, XIII 5), c'est-à-dire trois ans et demi. Cette période est empruntée à Daniel VII 25 et XII 7, où elle désigne le temps où Jérusalem fut occupée par les troupes d'Antiochus Epiphane. Mais l'Apocalyptiste, qui vivait un siècle et demi plus tard, transféra la prophétie aux événements de son temps et espéra qu'avant l'expiration du terme l'ennemi aurait été chassé.
3)Deux témoins ont été tués et leurs cadavres gisent abandonnés sur la place de la grande ville (Apoc. XI 3-12). Qui sont-ils? La plu­ part des exégètes les identifient avec Moïse et Elie. Cette hypothèse est absurde, car selon la Bible Moïse mourut à l'est du Jourdain et n'entra jamais dans la terre promise, tandis qu'Elie fut enlevé au ciel encore vivant. Leurs cadavres ne gisaient certainement pas sur le pavé d'une grande ville. D'autres exégètes pensent à Pierre et à Paul. Ils remarquent que la dernière phrase d'Apoc. XI 8 est une glose et que la ville pourrait être Rome, au lieu de Jérusalem. Je conviens que la phrase est une glose car son langage n'est pas celui du contexte. Elle dit « Le Seigneur a été crucifié » au lieu de « L'Agneau a été immolé » (1). Toutefois il est invraisemblable que les cadavres de Pierre et de Paul aient été abandonnés ensemble sur une place de Rome. Une telle circonstance fait penser à des victimes d'assassins ou d'un lynchage plutôt qu'à des condamnés par des tribunaux légaux. Ajoutez que Pierre et Paul furent condamnés par des tribunaux dif­férents, l'un à la crucifixion, l'autre à la décapitation, sans doute en des jours différents, en des lieux différents (2). A mon avis, les deux témoins sont les grands-prêtres Anan et Jésus, tués par les Iduméens et abandonnés sur la place publique sans enterrement, au grand scan­dale des citoyens en 68-69 (Josèphe, Guerre IV, v, 2).
4)Apocalypse VII 1-12 mentionne des dizaines de milliers de martyrs des douze tribus d'Israël, outre les prosélytes. Evidemment ce chapitre a été écrit après la réconciliation entre Juifs et Samari­tains, mais avant la séparation entre Chrétiens et Juifs. La femme avec les douze étoiles (Apoc. XII 1) qui symbolisent les douze tribus indique la même époque. Or les Juifs et les Samaritains étaient mutuellement hostiles au temps de Jésus (Matthieu X 5) et au temps de Cumanus (années 48-52, voir Josèphe, Antiq. XX, vi, Guerre II, xii, 3-7). Ils durent être alliés pendant la guerre puisque les Romains jugèrent nécessaire de détruire leurs deux temples (Josëphe, Guerre, III, vii, 32; Jean IV 21) et de remplacer les Samaritains par des Païens (parmi lesquels le père de saint Justin). Ils nommèrent cette ville Flavia Néapolis (Josèphe, Guerre IV, viii, 1). Les Chrétiens se séparèrent des Juifs entre 85 et 95 (3).
5)Les sept rois (Apoc. XVII 9-12) sont sept empereurs romains (4). Cinq sont tombés; un est roi (Galba); un autre n'est pas encore venu, mais durera peu de temps (Othon); le huitième qui était l'un des sept est Néron, dont le retour était attendu (5).
6)Nous sommes en temps de guerre (Apoc. XI 7, XII 7, 17, XIII 4, 5, 7, XVII 14, XIX 11, 19) entre les Juifs (les saints) et les Romains. C'est la guerre de Titus, narrée dans le livre de Josèphe. Il n'y eut pas de guerre en Orient sous Domitien.
Nous avons montré que la Vision de l'Agneau fut composée pen­dant la guerre entre Juifs et Romains de 66-70. On peut préciser la date davantage; ce texte fut écrit après le massacre des Samari­tains (15 juillet 67), après le meurtre des deux grands-prêtres (hiver 67-68), après le suicide de Néron (9 juin 68), après l'apparition d'un faux Néron (mars-avril 69), mais avant l'expiration des quarante-deux mois de guerre (avril 70) et avant la prise du sanctuaire par les Romains (5 août 70). Donc entre avril 69 et avril 70. L'auteur était peut-être un de ces hommes que Josèphe appelle faux prophètes (Guerre VI, v, 2-3) parce qu'ils incitaient le peuple à continuer la guerre (6).
Une date avant l’an 70 est exclue aussi par la désignation de Rome sous le nom de Babylone. Ce nom ne fut pas choisi à cause des prétendus vices des Babyloniens (qui en réalité étaient des gens très vertueux), mais parce que les Romains, comme jadis les soldats de Nabuchodonosor, avaient envahi et détruit Jérusalem.
Les Romains avant Trajan ne persécutaient pas leurs sujets à cause des différences purement religieuses (7). Néron supplicia nom­bre de Chrétiens les accusant d'avoir mis feu à la ville. Mais une accusation fausse n'est pas une persécution pour la religion. Les Chrétiens du reste de l'Italie et des provinces ne furent pas molestés. Vespasien, Titus et Domitien accueillirent l'historien Josèphe et le laissèrent pratiquer sa religion. Titus détruisit le Temple qu'il accu­sait de fomenter les rébellions et crucifia des milliers de Juifs, soldats et civils. Domitien percevait l'impôt du Fiscus Iudaicus avec une rigueur odieuse et condamna à mort son cousin Flavius Clemens pour mœurs juives. On comprend qu'il ne pouvait pas tolérer qu'un ex-consul, père des héritiers du trône, refusât l'hommage aux dieux de l'Etat, Domitien se proclama Dominus et Deus, mais l'emploi de ces titres n'était obligatoire que dans les décrets officiels et dans les discours et les lettres adressées à l'Empereur.
La réponse de Trajan à la lettre de Pline le jeune prouve que la persécution des Chrétiens n'avait pas de précédent.
Faisons un pas en arrière. En l'an 6 de notre ère les Juifs étaient las de la cruauté et de la rapacité des gouverneurs romains et de la pareille cruauté et rapacité des tyrans indigènes. Judas de Gamala déclara qu'il ne reconnaissait aucun roi mortel et que Dieu devait être le seul roi des Israélites, comme au temps des Juges (8).
Jean-Baptiste, Jésus de Nazareth et les auteurs de l'Assomption de Moïse et de la onzième des Dix-huit Bénédictions peuvent être comptés parmi les disciples de ce Judas.
Jésus ne s'était point écarté du judaïsme de son temps : il pres­crivait même les sacrifices d'animaux (Matthieu V 24, Marc I 44 = Matt. VIII 4 = Luc V 14, Marc XIV 12-16 = Matt. XXVI 17-19 = Luc XXII 7- 13, Jean XVIII 28) et acceptait même la loi orale des Pharisiens (Matt. XXIII 2,3).
Jésus avait exhorté ses compatriotes à se repentir et à attendre le règne (9) de Dieu, mais n'avait fondé aucune église. Pour se repen­tir et attendre le règne point n'était besoin d'organisation ou de hiérarchie. Chacun pouvait se repentir et attendre chez soi, en vacant à ses occupations.
Mais l'annonce du règne de Dieu, qui aurait dû remplacer la domination romaine, était un acte subversif punissable selon la Lex Iulia maiestatis promulguée par Tibère (10). Ajoutez que Jésus avait enseigné à prier « Que ton règne vienne » et « Délivre-nous du mé­chant» (11). Ajoutez encore l'affaire de l'expulsion des vendeurs du Temple. Cette affaire est rendue incompréhensible par les efforts des évangélistes pour déguiser son vrai caractère. IL PARAIT CER­TAIN QUE POUR VAINCRE LA RESISTANCE DES MARCHANDS, DES GARDES ET DES PELERINS JESUS DUT ETRE ACCOM­PAGNE PAR UNE BANDE DE DISCIPLES ARMES. Son but ne pouvait guère être simplement d'expulser ces marchands, dont tout Juif qui avait célébré le seder à Jérusalem avait été le client. On pouvait prévoir que les marchands seraient revenus le lendemain et seraient restés. Probablement Jésus voulait s'emparer du Temple qui domi­nait la ville et était considéré comme une forteresse inexpugnable. Quoiqu'il en fut, la tentative avorta. Pilate rétablit l'ordre et appli­qua l'atroce loi romaine. Jésus se confessa abandonné par Dieu (Marc XV 34, Matt. XXVII 46). La bonne nouvelle (euaggelion), c'est-à-dire l'annonce de la prochaine libération de la patrie fut accueillie avec enthousiasme par les masses du peuple, mais avec appréhension par l'aristocratie sacerdotale et hérodienne, qui craignait la réaction des Romains.
Pour quelques temps les ferments indépendantistes se calmèrent, surtout sous le roi Agrippa (années 41-44), qui était juif et aimé, mais sous d'autres gouverneurs romains, cruels et rapaces, ils reprirent vigueur et aboutirent à l'insurrection de 66-70 (12).
La Vision de l'Agneau (Apoc. VII 4-12) nous informe que les insurgés et les martyrs étaient des Juifs, des Samaritains et des prosélytes et qu'ils étaient très nombreux. Les garanties de la vic­toire, c'étaient la parole de Dieu et le témoignage de Jésus (Apoc. I 2, 9, VI 9, VII 17, XIV 12, XIX 9-10, XX 4). La parole de Dieu, c'est les promesses de possession perpétuelle de la Terre Sainte qu'on lit dans le Pentateuque, les Prophètes et les Psaumes. Le témoignage de Jésus, c'était l'annonce de l'accomplissement de ces promesses.
La Vision de l'Agneau nous informe aussi concernant la christologie courante en l'an 70: Jésus était vénéré comme un martyr (ce qu'il fut vraiment) et comme le prophète de l'indépendance. Mais on n'avait pas encore introduit la croyance en sa résurrection. Un agneau immolé n'est pas un agneau vivant, évidemment. Toute la scène de la Vision se passe dans les cieux, près du trône de Dieu et des âmes des 14.000 martyrs. L'Agneau ne redescend pas sur la terre.
II symbolise un homme, un prophète. Il n'est pas un roi, un messie, un être surnaturel, un Dieu.
On comprend très bien pourquoi. En 70, quarante ans après la crucifixion, plusieurs personnes étaient encore en vie qui avaient connu Jésus et pouvaient témoigner qu'il n'était pas ressuscite, qu’il était le fils d'un menuisier de province; qu'il n'était pas un prince de la famille royale et n'avait eu aucune intention d’usurper le trône. Et la plupart de ceux qui l'avaient écouté étaient Israélites de religion, donc monothéistes.
La Vision de l'Agneau nous prouve que quarante ans après la crucifixion Jésus jouissait d'une immense popularité et avait des mil­liers d'admirateurs parmi les Juifs, mais deux faits (le silence de la Vision et le peu de temps écoulé depuis sa mort) nous prouvent qu'on n'avait pas encore introduit les croyances à sa résurrection, à son messianisme et à sa nature surnaturelle.
La première innovation fut le messianisme.
Le règne de Dieu n'était pas venu. La guerre avait fini dans un bain de sang. Pendant le siège Titus faisait crucifier chaque jour 500 Juifs, la plupart des civils qui sortaient des murs pour chercher de la nourriture, tant qu'il n'y eut plus d'espace pour les croix ni plus de croix pour les corps (Josèphe, Guerre V, xi, 1). Titus ne deman­dait certainement pas à chaque prisonnier à crucifier s'il était un adhérent de Jésus ou non. Après sa victoire, Titus extermina des milliers de prisonniers les faisant combattre avec les bêtes féroces ou entre eux (à Césarée de Philippe et à Beyrouth) (ibid. VII, ii, 1 et iii, 1).
L'auteur de la Vision attendait encore le règne de Dieu. C'est Dieu qui est appelé roi (Apoc. XV 3) ou Seigneur (IV 8, 11, VI 10, XI 15, 17, XIV 13, XV 3, 4, XVI 5, XVIII 8, XIX 5, XXI 22, XXII 5, 6). On mentionne son trône (Apoc. IV 2 - V 16, VI 13, VII 8-15, XII 5, XIX 5) et son règne (Apoc. XI 17, XII 10).
Ensuite l'attente d'un Messie remplaça l'attente du règne de Dieu. Probablement quelques Juifs attribuèrent la défaite à l'anarchie, aux impiétés des insurgés et au manque d'un chef unique, énergique et sacré par Dieu. Ainsi naquit ce qu'on appelle le messianisme (13). Les Romains disaient: « Obéissez à Vespasien, il est votre roi », mais les Juifs répondaient: « Les Prophètes nous ont promis un roi de notre nation, un roi oint ». Dans l'Ancien Testament le mot maschiàh signifie « oint » et est une désignation rhétorique de tout roi israélite et de tout grand prêtre. Il ne doit pas être traduit « messie ». Per­sonne parlant français ne dirait que Saül était le messie ou un messie (cf. I Samuel XXIV 6). C'est après l'an 70 que ce mot acquit le sens de messie, c'est-à-dire de futur libérateur de la patrie. Le règne de Dieu et le règne du Messie sont incompatibles ainsi qu'en témoi­gne la Bible (I Samuel VIII 7, X 19) et Josèphe (Antiq. XVIII, i, 6).
Le dernier croyant au règne de Dieu, le dernier disciple de Jésus, fut Eléazar, le chef des Sicaires en 73 (Josèphe, Guerre, VII, viii, 6).
Le premier croyant à la venue du Messie fut un inconnu raillé par Yohanan ben Zakkai (président de l’Académie de Yamnia de 70 à 80), qui lui dit : « Si tu as un plant dans la main et qu’on te dise : « Viens le Messie est ici », poursuis ton travail, tu accueilleras ensuite le Messie »(14).
D'autres exemples de messianisme juif se lisent en IV Esdras VII 28-44 où l'arrivée du Messie est suivie de la résurrection de tous les morts et du jugement dernier, en XI-XII (la vision de l'aigle et du lion), et dans l'Apocalypse syriaque de Baruch, XXIX-XXX 1 XL, LXXII LXXIII). Ces deux livres sont datés d'environ l'an 100.
Le messianisme chrétien est une imitation du messianisme juif. Il est étrange que Jésus, qui ne fut jamais oint rituellement, ait été surnommé « Oint » (maschiah, christos). Peut-être les Chrétiens enten­dant les Juifs attribuer ce titre à quelque autre personnage, devinant que c'était un titre honorifique mais ignorant sa vraie signification, se l'approprièrent-ils pour leur prophète. Plus tard pour expliquer en quelque manière ce surnom, ils dirent que Jésus avait été oint de l'esprit saint (Actes X 38), comme si l'esprit fût une substance huileuse. Jésus acquit ce surnom entre 70 et 110.
Jésus n'avait pas libéré la Judée du joug étranger (Luc XXIV 21). C'est peut-être pour justifier son titre de Christ que l'on inventa sa résurrection. Ce qu'il n'avait pas fait dans sa première visite sur la terre, il le ferait dans la seconde. Ensuite l'on multiplia les appa­ritions (I Corinthiens XV 4-8). Les versets 20-29 de ce chapitre prou­vent que pour l'auteur la résurrection de Jésus n'était que le premier cas d'une résurrection générale de tous les morts attendue à brève échéance, comme dans IV Esdras et II Baruch.
La Résurrection, le Messianisme et la Parousie de Jésus sont trois dogmes liés entre eux. Tous trois furent inventés après l'extinction de sa génération, tous trois manquent à la Vision de l'Agneau.
Les deux généalogies que l'on lit en Matthieu I 1-17 et en Luc III 23-38 furent insérées pour prouver que Jésus avait des meil­leurs titres pour régner qu'un autre candidat (peut-être Bar Kokheba). Elles sont antérieures à la légende de la conception virginale.
L'identification de Jésus avec le Messie nécessite des interpola­tions dans la Vision de l'Agneau, pour l'adapter aux nouveaux dog­mes. Elles sont les suivantes :
1.Apoc. V 5. Ce verset est une interpolation parce que: a) un lion n'est pas un agneau; b) il fait double emploi avec l'Agneau, car l'un et l'autre sont chargés d'ouvrir le livre; c) l'image est emprun­tée au IV Esdras, qui date de l'an 100.
2.Dans Apoc. XI 15, XII 10 et XX 4, 6, on ajouta après les mots « notre Seigneur », qui désignent Dieu, comme dans la Septante, les mots «et son Christ». Qu'il s'agisse d'interpolations est prouvé par le verbe régnera au singulier avec deux sujets. Outre la question de grammaire, deux empereurs ne peuvent pas régner sur le même empire.
3. Apoc. XIX 11-21. Jésus y est représenté comme un homme à cheval. Il y a donc là un écrivain différent de ceux qui emploient les figures de l'Agneau et du Lion. Cet interpolateur est très tardif, car il emprunte au Quatrième Evangile la désignation de Jésus comme le Verbe (Apoc. XIX 13). Le faux prophète pourrait être Rabbi Akiba, qui annonçait que Bar Kokheba était le Messie.
On me demandera d'expliquer une autre allégorie, assez mysté­rieuse, celle d'Apoc. XII 1-17. Une femme avec douze étoiles sur la tête (évidemment Israël avec ses douze tribus) enfante un bébé des­tiné à gouverner toutes les nations avec un sceptre de fer. Ce sceptre est ailleurs un attribut messianique, basé sur une fausse inter­prétation du Psaume II. Mais ici l'enfant ne peut pas être Jésus: a) parce que dans la même scène figure aussi l'Agneau; b) parce que Jésus ne fut pas enlevé auprès de Dieu (comme martyr) dans son enfance, mais à l'âge adulte. Il ne peut pas même être un chef mili­taire, aspirant messie, dans une des fréquentes révoltes juives. Qu'est-il donc? Est-il un petit prince, un héritier au trône de la dynas­tie davidique? Je ne sais pas. En tout cas ces pages me paraissent être du même auteur que celles sur la Vision de l'Agneau, excepté quelques mots du verset 11, déjà signalés.
Enfin après que Marcion eût publié sa collection d'Epîtres pauliniennes et pseudo-pauliniennes dans lesquelles Jésus est décrit comme un être divin (15), un chrétien de la vieille école, nommé Jean, un per­sonnage important, citoyen romain, peut-être un évêque ou un pro­phète, choqué par les nouvelles doctrines marcionites, exhuma la vieille Vision de l'Agneau et la republia avec une Introduction (Apoc. I-III) et un Epilogue (Apoc. XX-XXII) de sa main.
Dans son introduction, qui consiste en sept lettres aux sept églises de la province d'Asie (et je rappelle qu'avant la Birkhat ha-Minim les églises chrétiennes n'existaient pas (16), Jean combat le pseudo-paulinisme.
Le Paul de Marcion se proclamait Juif (Romains XI 1) et énonçait une doctrine caméléonienne (I Corinthiens IX 20). Jean le démasque (Apoc. II 9, III 9).
Le Paul des Epîtres se faisait appeler apôtre (Romains I, 1, XI 13, I Corinthien IX 1-2, XV 9, etc...). Jean, qui connaissait la liste des Douze Apôtres (Apoc. XXI 14), le réfute (Apoc. II 2).
Le Paul des Epîtres abolissait la Tora (Romains III 9, XIV 1-8, 14, Calâtes. II 16), Jean le raille (Apoc. II 14, 20).
Une femme de Thyatire, une élève de Paul (Actes XVI 14), est aussi l'objet des sarcasmes de Jean (Apoc. II 20) (17).
Il faut dire que le Paul attaqué par Jean n'est pas le vrai Paul, dont on sait très peu de chose et qui était mort, dit-on, sous Néron. Jean vise le Paul des Epîtres, corrigées, interpolées et publiées par Marcion. L'ouvrage de Jean est donc postérieur à la séparation entre Juifs et Chrétiens et à l'organisation des églises chrétiennes, à l'attribution à Jésus du surnom de Christ, à la croyance à la Résurrection (Apoc. I, 8, II 8, III 11, XXII 20) et à la publication du corpus des épîtres pauliniennes par Marcion (vers 135 ?). Est-ce que Jean connais­sait aussi le Quatrième Evangile? Il appelle Jésus le principe de la création de Dieu (Apoc. III 14), si ce n'est pas une glose.
Dans notre analyse nous avons réfuté nombre d'opinions invraisemblables:
1)que l'Apocalypse avec ses contrastes et incohérences serait l'œuvre d'un seul écrivain, qui aurait imaginé Jésus comme une sorte de Fregoli déguisé tour à tour en lion, en agneau, en bébé et en cavalier;
2)que l'Apocalypse serait un centon de fragments empruntés à plu­ sieurs apocalypses juives, que personne n'a vues;
3)qu'elle aurait été écrite par un apôtre;
4)qu'elle contiendrait des allusions à la Trinité, l'Incarnation, à la Mariolatrie, à l'Antéchrist.
On a discuté la question de savoir si l'Apocalypse était un livre juif ou chrétien, ou en partie juif en partie chrétien. A mon avis les parties antérieures à la Birkat ha-minim sont à la fois juives et chré­tiennes. Les parties postérieures sont seulement chrétiennes.
Enfin, certains croient que Jésus est le fondateur de la religion chrétienne. Mais Jésus était né juif et resta juif jusqu'à sa mort. Il ne pensa jamais à remplacer le monothéisme par la Trinité, le samedi par le dimanche, la circoncision par le baptême, les sacri­fices du Temple par la communion, les bonnes œuvres par la foi, etc...
Il voulait seulement remplacer la domination romaine par le règne de Dieu. C'était une utopie, mais une utopie partagée par des mil­liers de ses concitoyens. Elle conduisit d'abord à la crucifixion de Jésus, ensuite à la crucifixion de milliers de Juifs et à la destruction de la Ville et du Temple.
Les Chrétiens alors appliquèrent la maxime : promoveatur ut amoveatur. Ils promurent le prophète, d'abord au rang de messie, ensuite à celui de Dieu, mais ils renièrent sa prophétie.
L'analyse de l'Apocalypse nous aide à dater ces métamorphoses.

NOTES
(1) Le mot « Seigneur» (Kurios en grec) désignait d'abord tout souverain. Lorsque Judas Maccabée en —167 proclama Dieu roi d'Israël, ce mot acquit le sens de Dieu. Lorsque vers 100 de notre ère Jésus fut promu « Messie », « Seigneur » devint un titre synonyme de « Christ ».
(2) Quelques Protestants nient que St. Pierre soit allé à Rome. Vraiment on n'en sait rien.
(3) C'est la date de la Birkat ha-minim. Voir S. Kanter Rabban Gamaliel II, The Legal Traditions, Scholars Press 1980, p. 9; J. Neusner, The Talmud of Babylonia: An American Translation I: Tractate Berakhot, Scholars Press 1984, p. 205; S.T. Katz Issues in the Separation of Judaism and Christianity, JBL vol. 103/4 (Mars 1984), p. 63. Cette date est confirmée par le fait que dans la Vision de l'Agneau les Chrétiens sont Juifs, mais dans Marc II 21-22 ils ne le sont plus.
(4) Le même symbole ne peut pas représenter à la fois des montagnes et des rois. Il faut traduire: «II y a aussi sept rois» (Apoc. XVII 9).
(5) Sur le faux Néron voir: Tacite, Histoires II 8, S. Giet, l'Apocalypse et l'Histoire, P.U.F., 1957, p. 71.
(6) La vision de l'Agneau prouve que les chrétiens étaient du parti indépendantiste. Eusèbe, H.E. III, v. 3, dit qu'ils fuirent à Pella en Pérée. Mais Eusèbe n'est pas un historien honnête. Voir S.G.F. Brandon, Jesus and the Zealots, Manchester 1967, pp. 14 and 215. Un paragraphe de Josèphe, Guerre II, xiii, 4 pourrait se rapporter aux chrétiens (alors appelés Nazoréens). Josèphe appelle « méchants » ces patriotes mystiques parce qu'il était passé aux Romains. Sur Eusèbe, voir R.L. Wilhen, The Myth of Christian Beginnings SCM, 1971, pp. 57 et 73.
(7) La politique romaine envers les cultes provinciaux était tolérante à moins qu'ils ne fussent dangereux politiquement ou immoraux. E.M. Smallwood, History Today, août 1965, p. 233. G. Costa, Religione e politica nell’ impero romano, Torino 1923, p. 105.
(8) Voir mon article The Reign of God in the O.T., VI, vol. XIX, n. 2, 1969, pp. 230-243.
(9) II faut traduire règne et non royaume puisqu'il s'agit d'un régime et non d'un pays. Proche dans le futur, pas en Arabie ou en Egypte. Cette fausse traduction rend la prédication de Jésus incompréhensible.
(10) Tacite, Annales, passim; Suétone, Tibère, 58-61. Plusieurs Romains éminents furent mis à mort pour des « crimes » bien moindres que ceux de Jésus.
(11) L'empire méchant et le roi méchant sont l'empire romain et son empereur selon une adaptation de Daniel VII. Voir IV Esdras XII 10-15.
(12) Repressa in praesens exitiabilis superstitio rursus erupit (Tacite, Annales XV 44).
(13) Les exégètes chrétiens et même plusieurs juifs trouvent du mes­sianisme avant l'an 70. Moi, je n'en ai pas trouvé, du moins en prenant le terme de messie dans le sens de futur libérateur.
(14) J. Neusner, A Life of Rabban Yohanan ben Zakkai; Leiden, Brill. 1962, p. 134. La source de l'anecdote est Aboth de Rabbi Nathan, version B, chap. 31.
(15) Les épîtres pauliniennes ne sont pas homogènes, ainsi que l'ont vu T. Whittaker, L. Gordon Rylands, H. Delafosse (J. Turmel), A. Loisy et A. Robertson. A mon avis tous les versets qui présupposent la destruction de Jérusalem ou prédisent l'arrivée d'une Jérusalem céleste sont postérieurs à l'an 70; tous les versets qui mentionnent un contraste entre Juifs et Chrétiens ou qui sont plus ou moins antisémites, sont postérieurs à la Birkat ha-minim; tous les passages qui font allusion au messianisme, à la résurrection de Jésus, à la parousie et ceux qui font de Jésus un être surnaturel ne peuvent pas être d'un contemporain de Jésus. Une partie de ces versets « deutéropauliniens » peut être attribuée à Marcion.
(16) L'institution des églises ou communautés chrétiennes fut sans doute une conséquence de la Birkat ha-minim. Il fallait fournir aux fidèles des lieux de réunion et secourir les veuves des victimes de Trajan.
(17) Voir A. Loisy, Remarques sur la Littérature épistolaire du N.T., Nourri 1935, pp. 141-146.

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